Projet de loi sur la laïcité de l’État : lisez le mémoire d’Ensemble Montréal
MONTRÉAL, le 16 mai 2019 – « Nous sommes tous d’accord que la neutralité de l’État est une composante essentielle de notre démocratie. Elle assure la liberté de conscience et de religion et garantit que l’État n’impose aucune option politique, philosophique ou religieuse à ses citoyens, et qu’il les traite de manière égale. Pour les citoyens issus d’une religion minoritaire, cette neutralité de l’État est rassurante. Toutefois, nous sommes gravement préoccupés par la vision du gouvernement et la façon dont il veut mettre en œuvre ce principe de neutralité. »
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Mémoire de l’Opposition officielle de la Ville de Montréal
Présenté par Monsieur Lionel Perez, chef d’Ensemble Montréal et chef de l’Opposition de la Ville de Montréal
Dans le cadre des consultations particulières et auditions publiques sur le projet de loi no 21: Loi sur la laïcité de l’État
Déposé à la Commission des institutions de l’Assemblée nationale du Québec
Présentation
Ensemble Montréal est un parti politique municipal montréalais qui compte trente-deux (32) élus, dont dix-neuf (19) maires et conseillers de la Ville et treize (13) conseillers d’arrondissement, présents dans douze (12) arrondissements de la Ville de Montréal. La formation Ensemble Montréal est présentement dirigée par son chef intérimaire, Monsieur Lionel Perez, qui agit aussi à titre de chef de l’Opposition officielle à l’hôtel de ville de Montréal.
Introduction
Le 15 avril dernier, le conseil municipal de Montréal adoptait à l’unanimité une déclaration[1] visant à réitérer la laïcité institutionnelle à Montréal et la liberté religieuse des individus. En plus d’exprimer l’inquiétude des élus suscitée par le dépôt du projet de loi 21, cette déclaration réaffirmait le caractère inaliénable du principe de laïcité ouverte, afin de construire un espace public qui soit à l’image du Montréal et du Québec du XXIe siècle et rassemble les Montréalais de toutes convictions et de toutes origines. Elle réaffirmait également l’importance de la laïcité des règlements municipaux débattus et votés dans nos institutions démocratiques, sans égard à la religion de celles et ceux qui font les règlements, les débattent, ou en font leur application. Enfin, elle accordait son soutien indéfectible à l’ensemble des employés municipaux, peu importe leurs convictions religieuses.
Il est clair que les conséquences négatives du projet de loi 21
se feront principalement sentir sur la population montréalaise.
Ce n’est pas la première fois que les élus montréalais sentent l’obligation de montrer leur désaccord avec un projet de loi qui ne reflète pas l’esprit d’ouverture et d’inclusion qui règne dans la métropole, sans parler des actions quotidiennes de nombreux acteurs pour en arriver à un véritable vivre-ensemble. En août 2013, avant le dépôt officiel du projet de loi 60: Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement (la « Charte des valeurs »), le conseil municipal avait adopté à l’unanimité une motion en faveur d’une laïcité inclusive, suivi en novembre de la même année par une résolution du conseil réitérant «son soutien aux objectifs universels prônés par une laïcité inclusive».
Comme en 2013, nous croyons que le gouvernement québécois fait fausse route aujourd’hui. Pour Ensemble Montréal, le projet de loi 21 : Loi sur la laïcité de l’État ne reflète pas la réalité quotidienne actuelle de la société montréalaise qui est riche et unique en termes de culture et de diversité; il est clair que les conséquences négatives du projet de loi 21 se feront principalement sentir sur la population montréalaise, de par sa composition démographique particulière et – disons-le – unique au Québec.
Montréal est une ville laïque et inclusive, dont l’action est fondée sur le respect des droits de la personne. Les principes de laïcité et de neutralité religieuse de l’État font partie intégrante du droit à l’égalité, protégé par nos chartes des droits et libertés.
Nous sommes tous d’accord que la neutralité de l’État est une composante essentielle de notre démocratie. Elle assure la liberté de conscience et de religion et garantit que l’État n’impose aucune option politique, philosophique ou religieuse à ses citoyens, et qu’il les traite de manière égale. Pour les citoyens issus d’une religion minoritaire, cette neutralité de l’État est rassurante. Toutefois, nous sommes gravement préoccupés par la vision du gouvernement et la façon dont il veut mettre en œuvre ce principe de neutralité.
Portrait de la diversité montréalaise
Montréal est particulièrement interpellée par le projet de loi 21 et toutes les discussions qui l’entourent et ses effets s’y font sentir plus que nulle part ailleurs au Québec. C’est pourquoi, avant d’aller plus loin, nous devons effectuer un bref rappel de la diversité montréalaise.
D’abord, c’est à Montréal que s’établit chaque année, plus de 70% de l’immigration internationale au Québec, soit près de 30 000 nouveaux citoyens annuellement[2]. On parle à Montréal plus de 120 langues et ses citoyens sont originaires des quatre coins de la planète. Cette réalité n’est pas nouvelle: la métropole s’est construite à travers une succession de vagues migratoires toutes plus riches les unes que les autres.
En fait, plus d’une personne sur deux est issue directement ou indirectement de l’immigration : 56% des citoyens montréalais sont soit nés à l’étranger ou ont au moins l’un de leurs parents nés à l’extérieur du Canada.
Au cours des dernières années, les nouveaux arrivants sélectionnés dans le cadre de la politique d’immigration du gouvernement du Québec ont vu leur représentation augmenter dans la population (plus spécifiquement en provenance de l’Algérie, du Maroc et d’Haïti). Ainsi, en 2017, le Québec a accueilli une proportion plus grande d’immigrants venus d’Afrique du Nord (12,6%) et du Moyen-Orient (10,9%) que d’Europe (10%)[3].
Bien entendu, cette diversité se manifeste également au chapitre de l’appartenance religieuse. En 2011, 65% de la population de l’agglomération de Montréal se déclarait chrétienne, suivie de ceux déclarant n’avoir aucune appartenance religieuse (18%). Les Montréalais de religion musulmane comptent pour 9% de la population totale, soit 4% de plus qu’au recensement de 2001, de religion juive pour 4%, bouddhiste pour 2% et hindoue pour 1,5%[4]. Il va sans dire que ces chiffres, tirés du recensement de 2011, ne reflètent pas la réalité actuelle qui, selon toute vraisemblance, montrerait une proportion plus grande des religions autres que catholique.
Parallèlement, Montréal possède son lot de lieux de culte. On en dénombre 470 sur toute l’île. La très grande majorité se trouve autour du mont Royal ou à Rosemont, Parc-Extension, Saint-Michel et Villeray. On parle notamment d’une quarantaine de mosquées ou centres communautaires islamiques, plus d’une trentaine de synagogues ou de congrégations juives. Et plusieurs centaines d’églises chrétiennes.
En moins d’un siècle, grâce à l’immigration, Montréal est passée d’une société très catholique à une société pluraliste du point de vue religieux. Même en reconnaissant que d’autres villes québécoises ont été touchées par le phénomène de l’immigration, il faut néanmoins admettre que Montréal l’a été à une échelle beaucoup plus significative.
La diversité ethnoculturelle est ainsi devenue au fil du temps, une caractéristique intrinsèque de Montréal et un de ses plus grands atouts. Depuis plus de 25 ans, ses administrations ont mis en place des orientations, des politiques et des pratiques pour assurer l’intégration et la participation des citoyens de diverses origines à toutes les sphères de la vie municipale.
En fait, il est impossible d’ignorer le pluralisme qui constitue la société montréalaise en 2019 et c’est pourquoi il est primordial de préserver le droit à la différence en matière d’expression de spiritualité, de religion et de conscience qui contribue à l’intégration des minorités et à promouvoir les rapports ethnoculturels.
Le projet de loi 21, parce qu’il interdit le port de signes religieux pour les personnes en poste d’autorité, menace ce fragile équilibre et le vivre-ensemble si cher à la métropole du Québec.
Le « Réflexe Montréal »
Au cours des dernières semaines, plusieurs médias ont rapporté qu’Ensemble Montréal réclamait que Montréal soit exclue de l’application du projet de loi 21. Certains ont parlé d’une « clause Montréal » ou d’un « statut particulier » pour Montréal. C’est là une interprétation libérale, pour ne pas dire erronée, de nos propos.
Lors du dépôt du projet de loi 21, Ensemble Montréal a demandé que le gouvernement du Québec inclue un « Chapitre Montréal » dans le projet de loi. Ce « Chapitre Montréal » existe bel et bien: c’est un engagement du gouvernement du Québec pris en vertu de l’entente « Réflexe Montréal » signée entre la ville de Montréal et le gouvernement en décembre 2016. Ce «Réflexe Montréal» fut également reconnu dans la loi sur la métropole (Loi augmentant l’autonomie et les pouvoirs de la Ville de Montréal, métropole du Québec) votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale avec l’appui du parti de l’actuel gouvernement.
Une des dispositions de l’entente « Réflexe Montréal » est l’ajout par le gouvernement du Québec d’un « Chapitre Montréal » dans toutes les politiques ayant un impact sur la métropole, ainsi que la prise en considération, dans l’élaboration des lois, des règlements, des programmes, des politiques ou des directives qui la concernent, des spécificités de la Ville de Montréal relativement à son statut particulier de métropole, et qu’il entend la consulter en temps utile à cette fin.
En d’autres mots, le gouvernement du Québec s’est engagé à tenir compte des spécificités de la Ville de Montréal relativement à son statut particulier de métropole lorsqu’il élabore des politiques ou rédige des lois.
Cela n’a pas été fait pour le projet de loi 21. Le gouvernement n’a pas effectué cette analyse d’impacts et n’a pas consulté la Ville de Montréal avant son dépôt.
Seulement à la suite de cette analyse d’impacts devrions-nous considérer des ajustements à la loi pour traiter des particularités de Montréal et légiférer en conséquence. Peut-être qu’il n’y en aura pas. Peut-être qu’il y aura des changements mineurs. Peut-être y aura-t-il des amendements appréciables.
On ne le saura jamais, puisque le gouvernement a passé outre l’importante étape du « Chapitre Montréal ». Et au lieu de répondre à notre demande d’une étude d’impact, il affirme aujourd’hui que Montréal ne peut s’exclure des lois du Québec. Or, c’est une affirmation fallacieuse. Si une commission parlementaire reconnaît des particularités à notre situation de métropole, et formule des recommandations afin d’incorporer des amendements au projet de loi qui sont votés par l’Assemblée nationale, ce n’est aucunement une question de ne pas respecter la loi. Si la loi elle-même prévoit des cas de figures spécifiques, comment peut-on affirmer que Montréal ne respecte pas la loi?
Avant de légiférer, ne devrions-nous pas étudier les impacts de la loi sur notre métropole qui a des défis particuliers? C’est là l’esprit de l’entente « Réflexe Montréal » et nous invitons le gouvernement à y souscrire.
Pour une laïcité ouverte
Revenons sur la déclaration suivante dans l’article 4 du projet de loi 21 : « La laïcité de l’État exige le respect de l’interdiction de porter un signe religieux prévue au chapitre II de la présente loi ». Cette affirmation, selon laquelle il est nécessaire, voire indispensable, pour un État laïc d’interdire les signes religieux, est selon nous erronée, et est empreinte d’une vision rigide de la laïcité.
Tout régime de laïcité institue une forme d’équilibre entre les quatre principes suivants : l’égalité morale des personnes, la liberté de conscience et de religion, la séparation de l’Église et de l’État et la neutralité de l’État à l’égard des religions et des convictions profondes séculières[5]. Le projet de loi reprend essentiellement ces mêmes principes à son article 1.
La laïcité ouverte, c’est d’abord la mise en avant
des valeurs d’égalité et de liberté.
Les régimes de laïcité sont généralement classés en fonction du rapport qu’ils entretiennent avec la pratique religieuse. La laïcité ouverte est celle qui accorde la protection la plus large à la liberté de conscience et de religion. La laïcité ouverte, donc, ne sacrifie pas la séparation de l’État et de l’Église et la neutralité de l’État envers les religions au profit de la liberté de religion des croyants. Elle en offre plutôt une interprétation qui permet d’atteindre une plus grande compatibilité entre les deux finalités. La laïcité ouverte défend un modèle axé sur la protection de la liberté de conscience et de religion, ainsi qu’une conception de la neutralité étatique plus souple.
Nous défendons l’idée selon laquelle il est primordial que la loi soit en cohérence avec la société québécoise, c’est-à-dire, qu’elle soit axée sur le pluralisme, la tolérance et l’ouverture d’esprit. La conception québécoise de l’égalité de religion des citoyens n’est pas confinée à la sphère privée de croyance, de culte et de pratique. Au contraire, la foi d’une personne religieuse est comprise comme un aspect fondamental de son identité qui imprègne tous les aspects de la vie. Les citoyens ont le droit de participer de manière égale aux différentes dimensions de la vie publique sans abandonner les croyances et pratiques que leur foi requiert qu’ils observent[6]. Une règle inflexible contre les signes religieux contraindrait une personne religieuse de choisir entre sa religion ou être un employé de l’État.
La neutralité religieuse de l’État est un principe fondamental de toute démocratie occidentale. L’État se doit de demeurer neutre par rapport aux religions, non seulement pour préserver la liberté de religion et de conscience, mais également, et tout autant, en vertu du droit à l’égalité sans discrimination fondée sur la religion protégée par les chartes[7].
En interdisant à l’État de faire sienne une religion en particulier, ou encore de favoriser les croyances religieuses par rapport à l’incroyance, (ou vice versa), l’impératif de neutralité religieuse garantit à tout un chacun qu’il ne sera pas forcé, « directement ou indirectement, d’embrasser une conception religieuse ou d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience » [8]. En 1955 la Cour suprême indiquait qu’« il n’existe pas de religion d’État », toutes les religions devant être traitées par les pouvoirs publics sur un pied d’égalité de manière à garantir à chacun une véritable liberté de conscience. Elle ajoutait qu’il serait désolant de penser « qu’une majorité puisse imposer ses vues religieuses à une minorité »[9]. Ainsi, l’État ne peut promouvoir, endosser ou reprendre à son compte une religion, et ce, afin de prémunir les individus contre l’imposition de croyances ou de pratiques qui seraient contraires à leurs propres convictions en matière religieuse[10]. Le modèle de laïcité crée pour l’État, au minimum, une obligation de neutralité vis-à-vis des croyances et des institutions religieuses et, en revanche, une interdiction pour ces dernières d’intervenir directement dans l’exercice du pouvoir étatique[11].
En 1994, le débat sur l’interdiction du foulard pour les écolières s’est manifesté pour la première fois au Québec. À l’époque, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec avait conclu que les écoles publiques étaient tenues d’accepter des élèves musulmanes portant le foulard, à condition que cette liberté d’expression religieuse ne menace en rien la sécurité des personnes ou des biens.
À travers cette non-interdiction, c’est l’égalité qui a été préservée. D’ailleurs, c’est exactement ce principe d’égalité qui est défendu par la laïcité québécoise. Comme le dit bien le rapport Bouchard-Taylor, l’objectif de la séparation de l’Église et de l’État est l’atteinte de la liberté de conscience et de religion, ainsi que l’égalité entre les citoyens. Cette distinction est fondamentale, parce qu’elle permet un modèle québécois de laïcité ouverte.
Le rapport Bouchard-Taylor donne d’ailleurs une explication claire de ce qu’est la laïcité ouverte[12]: « Mettre en valeur les finalités profondes de la laïcité (principes d’égalité morale des personnes et de liberté de conscience et de religion) en définissant les structures institutionnelles (principes de la séparation l’Église et de l’État et de la neutralité de l’État) en fonction de ce but. »
Les quatre valeurs ne sont donc pas sur le même plan: la laïcité ouverte, c’est d’abord la mise en avant des valeurs d’égalité et de liberté.
L’article 4 du projet de loi 21 projette une vision de laïcité qui n’est tout simplement pas québécoise.
Un projet de loi injuste
Le gouvernement a décrit le projet de loi 21 comme étant « modéré ». Nous sommes d’avis que l’interdiction du port de signes religieux n’a rien de modéré et aura pour conséquence de créer deux classes de citoyens et d’instaurer une discrimination basée sur les choix moraux et religieux d’une partie de la population.
Ce n’est pas parce qu’on enlève un signe religieux
que les préjugés s’éliminent.
On sèmerait la division en éliminant l’égalité des chances pour tous les concitoyens. Tout traitement étatique à géométrie variable exclut, prive le citoyen de son autonomie morale et va justement à l’encontre de nos valeurs québécoises de tolérance, d’ouverture ainsi que des droits et libertés fondamentaux.
La citoyenneté ne peut être conditionnelle à l’absence de religion et aucun citoyen ne devrait être forcé de choisir entre être un employé de l’État et porter un signe religieux qui n’affecte aucunement ses tâches.
Il n’appartient pas à l’État de déterminer pour chaque individu la meilleure façon d’atteindre ses objectifs de développement personnel. Si un individu se donne une règle pour arriver à son accomplissement ou à son épanouissement, l’État n’a pas à déterminer à sa place que la règle qu’il s’impose n’est pas la bonne.
En fait, la proposition du gouvernement repose sur deux hypothèses. D’abord, elle présume qu’une personne qui porte un signe religieux ne peut être neutre car elle n’a pas la capacité d’accomplir ses responsabilités en tant qu’agent de l’État de façon professionnelle selon les lois et règles qui encadrent le poste. Ou alors, lorsqu’un employé de l’État portant un signe religieux rend un service, la perception du récipiendaire est telle que ce dernier ne peut croire dans l’impartialité du prestataire du service.
Nous rejetons la vision réductrice de ces deux hypothèses, qui nivellent les attentes morales de notre société par le bas. Il nous est difficile de croire qu’en 2019, nous faisons un procès d’intention à des gens en se basant sur leur habillement.
Ce n’est pas parce qu’on enlève un signe religieux que les préjugés s’éliminent. Et ce n’est parce qu’on n’en porte pas qu’on n’abrite pas de préjugés. Un avocat sera-t-il moins apte à devenir juge ou procureur parce qu’il porte une kippa? L’étudiante en techniques policières sera-t-elle moins capable d’assumer un rôle au sein du Service de police de la Ville de Montréal car elle porte un hijab?
Les seuls critères qui devraient primer dans l’évaluation d’une personne employée par l’État à un poste d’autorité sont sa compétence et ses habilités. Et s’il survenait un cas exceptionnel qui risquerait de déconsidérer l’administration de la justice, il existe déjà des règles pour éviter les conflits d’intérêts. Un juge, par exemple, peut être appelé à se récuser si la manifestation de sa foi éveille un quelconque doute sur son impartialité.
Mais exclure d’entrée de jeu la contribution d’un individu afin d’éviter des cas aussi rares nous apparaît démesuré face au coût social d’une telle exclusion.
L’ironie de la proposition du gouvernement est qu’en dictant à un citoyen comment pratiquer sa religion, on viole le principe même que nous affirmons vouloir protéger. Il ne faut pas faire l’erreur de remplacer une vision religieuse de l’État par un autre dogme philosophique. Or, la neutralité de l’État n’exige pas d’éliminer le religieux de l’État.
Même aux États-Unis, où il existe une prescription constitutionnelle de séparation entre l’Église et l’État, il n’y a aucune prérogative d’interdire les signes religieux auprès de ses représentants. Il existe des juges, des policiers et des enseignants qui portent des couvre-chefs religieux. Serions-nous plus neutres que nos voisins américains?
Les répercussions du projet de loi 21 sur le climat social se font déjà ressentir. Le malaise se répand dans plusieurs communautés montréalaises. À juste titre, celles-ci considèrent le projet comme une attaque directe envers elles, interprétation qui est permise à la lecture notamment des commentaires haineux que l’on retrouve sur les réseaux sociaux.
Ces débats créent parfois plus que des malaises. Dans un rapport d’analyse publié en 2016[13], le Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV) a souligné les effets néfastes sur les jeunes des débats sociétaux polarisés autour de l’islam et des musulmans. Particulièrement en ce qui concerne le débat sur les accommodements raisonnables et celui sur la « Charte des valeurs québécoises ».
Pour plusieurs jeunes, ces débats sont perçus comme une attaque supplémentaire envers la communauté musulmane, une occasion de plus d’être stigmatisés ou même intimidés à cause de leur religion. Plus grave encore, ces débats peuvent être récupérés par des agents de radicalisation dans le but de manipuler ou d’endoctriner les jeunes.
Il y a un prix à payer pour vivre dans une société libre et démocratique. Sur une balance des conflits de droit, le prix d’accepter ces signes religieux ne pèse pas lourd. De notre point de vue, ces signes devraient être permis. Tel que mentionné auparavant, une personne ne devrait pas être mise devant une situation où elle doit choisir entre pratiquer sa religion, d’un côté, et occuper un emploi au sein de la fonction publique, de l’autre.
Conclusion
Nous sommes conscients qu’avec son projet de loi 21, le gouvernement répond à un engagement pris en campagne électoral, celui de mettre fin au débat sur la laïcité, qui dure depuis longtemps au Québec. Toutefois, à notre avis, il est illusoire de croire que la loi peut « régler » une fois pour toutes un enjeu qui est en constante évolution. Au contraire, une aggravation des tensions sociétales est probable, alors qu’on cherchait à les atténuer. Nous invitons les membres de la Commission des institutions et le gouvernement à prendre en compte cette perspective sachant l’impact et les conséquences que ce dossier pourrait avoir au sein de la population québécoise.
Il n’y a pas qu’une seule façon de vivre au Québec.
De plus, c’est un projet de loi qui vise principalement Montréal. Et Montréal n’en a pas besoin. Bien sûr, la Ville doit gérer quotidiennement des enjeux liés à la diversité. Elle doit trouver des solutions au chômage chez les nouveaux arrivants, aux problèmes liés à la francisation des immigrants, à la cohabitation entre les diverses communautés, au profilage racial, à la représentativité ethnoculturelle dans ses propres effectifs, pour ne nommer que ceux-là.
Mais gérer la diversité fait partie de l’ADN de la Ville. Le vivre-ensemble est notre marque depuis près de 400 ans. La diversité montréalaise, ce n’est pas seulement une formule à la mode pour dire que Montréal n’est pas comme le reste du Québec. C’est un fait. Et Montréal revendique le droit à la différence.
Montréal va devoir subir les contrecoups d’une loi qui aura pour conséquence de brimer les libertés fondamentales, de menacer notre tissu social, d’installer la méfiance, de créer deux classes de citoyens et de limiter l’égalité des chances de nos citoyens.
Dans notre société de plus en plus pluraliste, les défis d’intégration ne seront pas réglés avec des solutions simplistes. Il n’y a pas qu’une seule façon de vivre au Québec. Notre défi collectif est de trouver un équilibre qui nous permette de rester fidèles à notre patrimoine et à nos valeurs communes tout en assumant et en respectant la diversité de notre société. Tout projet de loi sur la laïcité doit bâtir un pont entre l’histoire du Québec et sa réalité pluraliste contemporaine. La proposition présentée dans le projet de loi 21 fait tout le contraire.
Notes:
[1] Montréal, Assemblée ordinaire du conseil municipal, 15 avril 2019, article 15.01.
[2] Pour l’année 2017, cette proportion atteint 76,1%, sur un nombre total de 52 388 immigrants permanents accueillis au Québec. Institut du Québec, Mise à jour et clarification des données sur l’immigration et le marché du travail, septembre 2018, p. 7.
[3] Ibid., p. 7
[4] Profil sociodémographique, agglomération de Montréal, juillet 2014, p. 24.
[5] Gérard BOUCHARD et Charles TAYLOR, Fonder l’avenir – Le temps de la conciliation, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, 2008, p. 21.
[6] Bruce RYDER, «The Canadian Conception of Equal Religious Citizenship» in Law and religious pluralism in Canada, p. 88.
[7] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Document de réflexion: la Charte et la prise en compte de la religion dans l’espace public, juin 2008, p. 18.
[8] José WOERHLING, «L’actualité constitutionnelle au Canada: La Cour suprême du Canada et la liberté de religion», Revue française de droit constitutionnel, no 62, avril 2005, Paris, Presses universitaires de France, 404-418, p. 406.
[9] Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834, p. 840.
[10] R. c. Big M Drug Mart, précité, note 11 ; Document de réflexion: la Charte et la prise en compte de la religion dans l’espace public, p. 17.
[11] Micheline MILOT, «Les principes de la laïcité politique en France et au Québec», Bulletin d’histoire politique, vol. 13, no. 3 – printemps-été 2005, p. 13-29; Pierre BOSSET, «Le droit et la régulation de la diversité religieuse en France et au Québec: une même problématique, deux approches», Bulletin d’histoire politique, vol. 13, no. 3 – printemps-été 2005, pp. 79-97.
[12] Gérard BOUCHARD et Charles TAYLOR, Fonder l’avenir – Le temps de la conciliation, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, 2008, p. 20.
[13] Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence, Enjeux et perspectives de la radicalisation menant à la violence en milieu scolaire au Québec, 2016, p. 22.